







Numéro 1 – Septembre 2021 - Droit de la concurrence
Journal du DAA
Le J/DAA, votre revue étudiante en droit des affaires
_edited.jpg)
A retrouver dans votre numéro sur le droit de la concurrence :
A la une en droit des affaires
ADLC, Décision n° 21-D-11 du 7 juin 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité sur Internet
Le mot du Pro
Les mots du Professeur Roda
L’interview métier
Le métier d’avocat, selon
V. GRAC-AUBERT
Nos articles
La nouvelle procédure de sanction des pratiques anticoncurrentielles
L’attaque des GAFAM : A Wind of Change
Les outils d’analyse à l’épreuve des marchés biface
​
Il devient difficile de traiter d’actualité en droit de la concurrence sans évoquer Google, tant les affaires impliquant la firme américaine se sont multipliées ces dernières années.
La plus récente d’entre elles est la condamnation de Google par l’Autorité de la concurrence (ADLC), le 7 juin 2021[1], à une amende de 220 millions d’euros pour abus de position dominante.
Pour bien comprendre le caractère anticoncurrentiel des pratiques reprochées à Google, il est nécessaire de décrire le fonctionnement de la publicité ciblée en ligne.
​
Il nous est à tous déjà arrivé de constater des encarts publicitaires sur le côté des sites internet ou applications que nous consultions qui, comme par hasard, affichaient une publicité en rapport avec la recherche que nous avions fait quelques heures auparavant, ou avec le type de produit que nous avions commandé la veille. Cela est dû au système de publicité en ligne.
L’affichage d’une publicité sur un site internet ou une application mobile est la rencontre d’un éditeur, qui choisit de mettre un espace de son site ou application à la disposition d’un annonceur, qui cherche quant à lui à diffuser une publicité.
Cependant, cette relation est loin d’être aussi simple. Elle implique en réalité 3 types d’intermédiaires : les plateformes d’achat, les plateformes d’enchères programmatiques et les serveurs publicitaires éditeurs.
Lorsqu’un éditeur va vouloir mettre à disposition un espace publicitaire, il va se tourner vers un serveur publicitaire éditeur. Google intervient ici avec Google DFP. Un serveur publicitaire éditeur permet d’afficher de la publicité sur son site, soit en concluant directement avec un annonceur, soit en s’en remettant à des plateformes d’enchères programmatiques de vente desdits espaces.
Google est également présent sur le marché des plateformes d’enchères programmatiques avec Google AdX. Celles-ci permettent la rencontre des éditeurs et annonceurs en procédant à une mise aux enchères des espaces publicitaires de manière automatisée, via un algorithme, et en transmettant l’enchère victorieuse au serveur publicitaire.
​
C’est dans ce cadre que Google a été sanctionné pour avoir mis en place des pratiques d’« auto préférence croisée »[2] entre Google DFP et Google AdX. D’un côté, Google DFP faussait le jeu de la concurrence entre les plateformes d’enchères programmatiques, notamment en communicant à Google AdX les prix proposés par ses concurrents. Google AdX pouvait alors optimiser ses enchères, notamment en faisant varier sa commission, afin d’être préférée aux autres plateformes par Google DFP.
Réciproquement, la plateforme de Google AdX n’était que partiellement compatible avec des serveurs publicitaires concurrents de Google DFP, ce qui restreignait la concurrence entre les serveurs publicitaires éditeurs.
Suite à ces constatations, l’ADLC a condamné Google pour abus de position dominante. Plus précisément, et comme le relève David BOSCO [2], les pratiques en cause peuvent être qualifiées d’auto-préférence. C’est-à-dire le fait pour une entreprise d’utiliser sa position sur un marché pour investir des marchés connexes en favorisant les produits ou services qu’elle propose, et ce au détriment de ses concurrents.
La présente décision de l’ADLC permet de mieux comprendre la construction de la théorie de l’auto-préférence. L’autorité prend comme fondement les articles 102 TFUE et L420-2 du Code de commerce sur l’abus de position dominante. Elle rappelle que les entreprises en position dominante sur un marché ont une responsabilité particulière, consistant à ne pas porter atteinte, par un comportement étranger à laconcurrence par les mérites, à une concurrence effective et non faussée. Ensuite, elle semble se concentrer sur la production d’effets anticoncurrentiels pour réprimer l’auto-préférence.
L’un des autres aspects marquants de cette décision est que pour la première fois Google a sollicité le bénéfice de la procédure de transaction. La firme n’a donc pas contesté être l’auteure des pratiques anticoncurrentielles qui lui étaient reprochées et a proposé un certain nombre d’engagements afin de mettre fin aux pratiques favorisant ses services. Elle écope en outre d’une amende de 220 millions d’euros.
Enfin, le dernier point à relever est que la présente affaire impliquait des algorithmes complexes, dans lesquels se logeait la pratique anticoncurrentielle. Si l’ADLC est en pointe sur ces sujets, il semble que sa décision ne soit que la première d’une longue série, plusieurs affaires similaires étant en cours à travers le monde. Affaire à suivre donc.
A la une en droit des affaires
​
Alex NICOLLET
[1] ADLC, Décision n° 21-D-11 du 7 juin 2021 relative aÌ€ des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité sur Internet
[2] David BOSCO, “Nouvelle condamnation de Google pour des pratiques d’auto-préférence“, LexisNexis, Contrats Concurrence Consommation, n° 8-9, Août 2021, comm. 140
Le temps des plateformes
Le mot du Pro
​
Cette action antitrust est fondée sur un comportement public et très médiatisé qui s'est produit il y a plus de six ans – avant le lancement de l'Apple Watch, d'Alexa ou de Periscope, quand Kevin Durant jouait encore pour le Oklahoma City Thunder, et quand Ebola était le virus qui faisait la une des journaux. Les allégations contenues dans la plainte montrent clairement que les États auraient pu facilement engager des poursuites à l'époque, tout comme elles montrent clairement que toute mesure équitable que cette Cour pourrait ou voudrait ordonner maintenant porterait un grand préjudice à Facebook et aux tiers. Le système de mise en œuvre de l'antitrust que le Congrès a établi n'exempte pas les plaignants « conséquences de [leur] choix » de ne pas agir au cours des cinq dernières années. La Cour conclut donc que, en droit, les contestations relatives à la politique d’acquisition de Facebook - qu'elles soient ciblées de manière indépendante ou relevant d’un schéma plus vaste destiné à contourner la loi – ne peuvent qu’être rejetées en application de la doctrine habituelle concernant les délais de prescription »[3].
C’est par ce paragraphe cinglant que le tribunal du District de Columbia a, le 28 juin dernier, rejeté la plainte déposée par l’Etat de New York et 45 autres Etats, soutenant que la société Facebook[4] avait violé l’article 2 du Sherman Act en ayant « acquis des concurrents naissants et potentiels, et en ayant conditionné de manière anticoncurrentielle l’accès à ses API » (c’est-à-dire les Application Programming Interfaces, qui permettent une meilleure coordination entre les services sur la plateforme). Au-delà des accusations de « monopolization », de refus de contracter ou de procéder à des « killer acquisitions », on retiendra surtout que les plaignants demandaient au juge de prononcer la séparation des entités « mal acquises » par Facebook. Les Etats ont donc perdu la partie, mais pas la guerre, puisqu’un appel a été interjeté devant la Cour du Circuit du District de Columbia au cœur de l’été.
​
_edited.jpg)
​
Sans entrer dans le détail de la décision, particulièrement instructive et qui décortique notamment le fonctionnement de la plateforme tout en délimitant un marché pertinent des réseaux sociaux, cette dernière pose quelques questions essentielles, à l’heure où les plateformes semblent attaquées sur tous les fronts, aux Etats-Unis, mais surtout en Europe.
D’abord, il y a la question du temps de l’antitrust : cette branche du droit, qui s’inscrit essentiellement dans l’ex post, est-elle bien adaptée pour saisir les comportements que l’on observe sur les marchés numériques ? Le temps qu’une plainte soit déposée, que l’autorité compétente enquête, que cette dernière développe les compétences suffisantes pour bien comprendre l’écosystème concerné, et qu’elle rende enfin sa décision, il est souvent trop tard. Sans compter qu’un recours peut prolonger la partie de plusieurs années. C’est la raison pour laquelle l’Autorité de la concurrence insiste aujourd’hui sur les opportunités qu’offrent les mesures conservatoires, comme on l’a vu dans une des affaires Google[5]. Mais cela est-il suffisant ? Avant le prononcé de ces mesures, le travail d’analyse, même raccourci, peut être chronophage et délicat. L’élaboration du futur Digital Market Act repose précisément sur cette idée : le droit des pratiques anticoncurrentielles serait trop lent, trop complexe à mettre en œuvre[6]. Il faudrait un nouveau droit, hybride, basé sur des seuils de chiffres d’affaires, oscillant entre ex ante et ex post. L’avenir dira si ce nouveau « droit des plateformes » sera plus efficace que l’outil traditionnel[7].
Ensuite, il y a la question des effets de mode dans l’antitrust. C’est un peu ce que l’on peut lire entre les lignes de la décision rendue par le Juge Boasberg. Si les comportements étaient si graves, pourquoi ne pas avoir agi plus tôt ? Sans doute, parce qu’avant les années 2018-2019, le mouvement neo-Brandeis n’était pas aussi influent qu’aujourd’hui. L’article de Lina Khan, véritable réquisitoire contre Amazon[8], ou le petit ouvrage de Tim Wu, sur la « malédiction » de la grande taille[9], ont été respectivement publiés en 2017 et 2018. Le vent a alors subitement tourné, notamment avec la campagne électorale menée par Elizabeth Warren, le scandale Cambridge Analytica, et plus récemment, le rapport rendu par une commission bipartisane du Sénat, éreintant les GAFAM[10]. Les « hipsters » de l’antitrust sont subitement devenus des membres respectables de la doctrine et certains ont même atteint des postes clefs au sein de la nouvelle administration Biden[11]. Désormais, le temps à est l’orage pour les plateformes. Mais à force de les diaboliser, une certaine incompréhension peut se manifester : n’en fait-on pas un peu trop à l’encontre de ces entités qui sont, qu’on le veuille ou non, plébiscitées par les consommateurs ? Faut-il repenser l’antitrust, fabriquer un nouveau droit, pour se saisir de ce phénomène ? On sait que, au-delà du Digital Market Act, certains auteurs considèrent qu’il faudrait réformer les règles du droit des pratiques anticoncurrentielles pour les adapter au secteur du numérique[12]. En France, l’Assemblée Nationale a publié un rapport sur ce sujet[13]. En réaction, et c’est peut-être ainsi qu’il faut lire l’arrêt ici présenté, certains préfèrent rappeler que l’antitrust n’a que faire des effets de mode et qu’il appartient aux plaignants d’agir en temps voulu.
​
Jean-Christophe RODA
[3] State of New York, et al V. Facebook, Inc., --- F.Supp.3d ----, 2021 WL 2643724, 2021-1 Trade Cases p. 81,707.
[4] Devenue Meta afin de s’adapter à la nouvelle orientation de l’entreprise
[5] ADLC, Décision 20-MC-01 du 9 avril 2020 relative à des demandes de mesures conservatoires présentées par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l'Alliance de la presse d'information générale e.a. et l’Agence France-Presse.
[6] Comm. UE, Proposition de Règlement du Parlement Européen et du Conseil relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (législation sur les marchés numériques) COM/2020/842 final (15 déc. 2020).
[7] X. Delpech (dir.), L’émergence d’un droit des plateformes, Dalloz, coll. Thèmes et comm., 2021.
[8] L. Khan, Amazon’s Antitrust Paradox, The Yale Law Journal, 2017, vol. 126, p. 710.
[9] T. Wu, The Curse of Bigness, Columbia Global Reports, 2018.
[10] U.S. House Judiciary Committee's Subcommittee on Antitrust, Commercial, and Administrative Law, Investigation of Competition in Digital Markets, 6 oct. 2020.
[11] G. Chon, Breakdown: Antitrust’s hipsters go mainstream: https://www.reuters.com/article/us-usa-antitrust-breakingviews-idUSKBN2B3016
[12] D. Fasquelle, Le droit de la concurrence à la croisée des chemins face à l’émergence du numérique, Contrats-Concurrence-Consommation, dossier 11. juill. 2019.
[13] J.-M. Pastor, Pour une meilleure régulation des plateformes numériques, Dalloz Actualité, 25 juin 2020 (qui présente le rapport) : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/pour-une-meilleure-regulation-des-plateformes-numeriques#.YXw4WRw6-Uk
L’interview métier
Me Grac-AUBERT,
Avocate au Barreau de Paris,
Managing associate au sein du cabinet Linklaters de Paris

_edited.jpg)
I. Présentation de l’intervenant – Me GRAC-AUBERT
-
Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
Violette GRAC-AUBERT, avocate, 33 ans.
J’ai fait mes études à Aix en Provence, puis je suis partie en Erasmus en 3ème année à Stockholm pour 1 an. A mon retour, je suis entrée en M1 Droit des affaires. J’ai ensuite réalisé un M2 Droit européen et international des affaires à l’Université Paris-Dauphine.
Suite à cela, j’ai fait une année de césure dans l’administration. J’ai alors travaillé pour le Secrétariat général des affaires européennes, un service du Premier ministre en charge de produire la position française sur des textes proposés par la Commission européenne. Ces positions sont ensuite utilisées par les diplomates qui travaillent à la représentation permanente de la France auprès de l’Union Européenne (la RP) à Bruxelles.
Pendant mon stage à la RP, j’ai postulé et été admise au Collège d’Europe. J’y ai obtenu le prix Linklaters du meilleur mémoire, sur la question de savoir si l’on pouvait délimiter un marché pertinent en matière d’aides d’État (ce qui n’est pas du tout le cas). Petite anecdote : un professeur au Collège d’Europe m’avait dit que ce n’était pas du tout comment la Commission voyait les choses, que cela n’avait aucun sens de faire son mémoire sur ce sujet !
J’ai passé le Barreau après le Collège d’Europe, puis j’ai commencé chez Linklaters à Bruxelles.
J’ai ensuite décidé de changer de ville et ai réalisé mon stage final chez Allen & Overy à Paris.
Puis, j’ai commencé à travailler pour Linklaters Paris en septembre 2015 en tant qu’avocate. J’y ai passé 4 ans, puis je suis allé à Londres pendant 8 mois pour m’occuper de l’impact du Brexit sur le cabinet. Celui-ci étant basé à Londres avec des filiales au sein de l’UE, il fallait s’assurer que la structure pouvait perdurer et voir comment l’adapter.
Je suis ensuite revenue au cabinet à Paris en 2018 et ai eu 2 enfants en 2019 et en 2020.
Dans 2 semaines, j’intégrerai l’entreprise d’un de mes clients, la société SAFRAN, pour un détachement de 3 mois au sein de leur service juridique.
-
Devez-vous régulièrement vous rendre chez les clients pour intégrer leur service juridique ?
​
C’est assez fréquent. Ce n’est pas institutionnalisé, mais certains clients nous appellent pour des remplacements, des départs, etc.
Lors de ces détachements, on exerce plus le métier de juriste. Il y a un contrat qui est rédigé et qui stipule que l’on est quand même lié à Linklaters, que l’on rend compte à Linklaters, et que l’entreprise où l’on est détaché doit nous donner les moyens de travailler.
-
Est-ce que vous vous définiriez plus comme avocat conseil ou avocat contentieux ?
​
En droit de la concurrence on est les deux. Pour mon cas personnel, c’est 60% de conseil et 40% de contentieux environ.
-
Est-ce que certains évènements vous ont marquée et décidée à devenir avocate ?
​
Un stage au sein de l’administration m’a beaucoup marqué, notamment en raison de la rigueur dont il fallait faire preuve. Il fallait tout vérifier 2 ou 3 fois, expliquer un texte de loi complexe en 1 fiche de 2 parties : éléments de contexte et éléments de langage. J’ai beaucoup appris de cette rigueur.
Ainsi, quand je suis arrivée chez Linklaters j’étais déjà formée à la rigueur, et ça a été un réel avantage.
-
Dans quel cadre exercez-vous votre activité, pourriez-vous nous décrire votre cabinet, sa structure ?
​
A Paris, nous sommes environ 170 avocats.
Le Pôle Antitrust & Foreign Investment, auquel j’appartiens, est actuellement composée de 4 avocats associés, 1 counsel et en permanence entre 10 et 15 collaborateurs. En plus, nous avons en permanence 3-4 stagiaires, recrutés par les avocats senior et répartis dans nos bureaux.
​
​
-
Est-ce que le droit de la concurrence est une branche qui recrute ?
​
C’est dur à dire. C’est très sélectif, mais ce n’est pas forcément bouché, car il y a beaucoup de turn over. C’est un rythme difficile, un métier difficile.
Au niveau des stagiaires, on reçoit assez facilement des personnes qui ont déjà effectué des stages et qui ont de l’expérience.
-
Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir avocat ? Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi ce métier et pas un autre ?
​
Mon père me voyait avocate dès la 4ème. Je crois qu’il voulait être avocat lui-même. J’ai donc fait un stage en 4ème dans un cabinet d’avocat et j’ai adoré.
-
Pourquoi vous être spécialisée en droit de la concurrence ?
​
Quand j’étais à Stockholm, j’ai eu un long cours un peu à l’américaine, avec des ouvrages à lire avant d’aller en amphi. Je devais fournit un travail personnel important sur un livre en droit de la concurrence. Cela parlait d’économie, de règles de droit et j’ai beaucoup aimé. J’ai adoré la matière et ai même fait mon mémoire de Stockholm là-dessus.
II. Métier de l’intervenant – Le métier d’avocat
-
Comment décririez-vous votre métier en quelques mots ?
​
Je pense qu’il faut savoir écouter le client, ses problématiques, l’aborder avec humilité.
Je pense aussi qu’une situation nouvelle est assez rare, on a souvent déjà des exemples, des réflexions. Mais il faut défendre au mieux les intérêts des clients et donc faire attention à ne pas faire les choses de manière trop machinale, car chaque client a ses spécificités.
-
Pourriez-vous nous décrire votre journée type ?
​
Nous sommes très organisés dans mon équipe. Quand j’arrive, je mets souvent à jour une To Do list, ce qui me permet de clarifier ce que je dois faire dans la journée.
En ce moment, je crée des présentations les clients, afin de leur permettre de comprendre les textes applicables à leur situation et les comportements qu’ils doivent adopter.
Par exemple, si l’on prend l’acquisition d’un groupe, le droit des concentrations peut interdire à l’acquéreur de réaliser certaines opérations tant que l’opération n’a pas été autorisée par l’Autorité de concurrence concernée. Nous rédigeons donc des guides leur expliquant ce qu’ils peuvent faire et non. Ceux-ci sont personnalisés et adaptés à chaque client, en fonction de ses réalités, besoins, contraintes… Ce sont des problématiques très concrètes.
Je vois beaucoup de secteurs professionnels dans mon métier et c’est ce qui me plait. Je fais à la fois des analyses locales concernant les petits commerces d’une même rue et des études pour déterminer les marchés pertinents dans le cadre du conseil de grandes entreprises.
Les conversations avec les clients me passionnent.
Tous les 2 mois je change de secteur. J’interviens beaucoup dans les domaines de la pharmacie, de la grande distribution et de l’automobile.
-
Selon vous, quels sont les meilleurs aspects du métier d’avocat ?
​
On peut organiser ses journées comme on le souhaite, on a une vraie liberté, une vraie autonomie, mais ce une fois que l’on a acquis une certaine expérience. Il y a une confiance accordée à chacun d’entre nous. Mes collègues savent que je respecte mes rendez-vous, mes deadlines.
Mon métier est passionnant, je rencontre des gens d’horizons différents et c’est très enrichissant. Et au sein du cabinet, mes collègues sont très intelligents, brillants. Il y a une ambiance de travail stimulante, on se comprends tous. Il y a une vraie émulation.
-
Et a contrario quels sont ses plus gros défauts et inconvénients ?
​
Ce qui est le plus difficile c’est que c’est le client qui impose le tempo ; il peut y avoir des demandes de dernière minute.
Il y a aussi le fait qu’il y a pas mal de compétition. Ce n’est pas l’environnement le plus bienveillant qui soit dans le monde professionnel.
-
Quels seraient, selon vous, les aspects du métier d’avocat, ou bien de la formation pour devenir avocat, qu’il faudrait changer ou améliorer ? Et comment ?
​
Dans les cabinets d’affaires, en théorie nous sommes des avocats libéraux, c’est-à-dire que nous avons les clients du cabinet et nos propres clients.
En réalité, je n’ai pas du tout le temps de traiter mes dossiers personnels, sauf le week-end !
-
Quelles sont selon vous les qualités indispensables pour devenir un bon avocat ?
​
Structuré, rigoureux, intelligent, humble. Il ne faut pas appliquer toujours les mêmes recettes à tous les clients ; il faut réfléchir à chaque fois et avoir de nouvelles idées.
-
Est-ce que vous auriez des conseils à donner à des étudiants en droit aspirant à exercer la profession d’avocat ?
​
Il faut avoir un bon niveau en anglais et bien suivre les cours de comptabilité.
Je pense que c’est toujours bien de faire des stages, et de montrer que l’on a travaillé, même si ce n’est pas dans le monde du droit.
Il faut également essayer d’aller dans les conférences pour élargir son réseau.
-
Plus spécifiquement, auriez-vous des conseils pour des étudiants qui voudraient être avocats mais craignent de passer le CRFPA ? Et plus largement, avec le recul que vous avez, que pourriez-vous leur dire sur la meilleure manière de se préparer et de passer les différentes étapes nécessaires pour devenir avocat (Fac, CRFPA, CAPA…) ?
​
J’ai moi-même fait une prépa et je trouve que cela aide bien à passer le barreau. Il est également possible de s’inscrire dans un Institut d’Études Judiciaires.
Pour les gens qui hésitent, il faut faire des stages pour voir si cela vous plait vraiment. De manière générale, avoir le barreau n’est jamais mauvais, d’autant plus qu’avec les barèmes on est mieux payé si on a le barreau.
III. Lien avec le thème du numéro - Le Droit de la concurrence
-
Récemment l’ADLC a publié un communiqué sur la nouvelle manière de déterminer les sanctions pour les entreprises violant les règles de droit de la concurrence.
Que pensez-vous des changements opérés, et comment ceux-ci vont impacter l’exercice de votre profession au quotidien ?
​
Pour moi, cela ne va pas dans le bon sens. Le coefficient de durée des sanctions augmente, ce qui mécaniquement augmente les sanctions infligées aux entreprises.
-
Cet été l’entreprise Google a été condamnée par l’Autorité de la concurrence pour auto-préférence. Que pensez-vous de cette décision ?
Et plus largement, avez-vous un avis sur la multiplication des actions et sanctions contre les GAFAM ?
​
Cette décision est intéressante, car c’est la première décision où Google propose des engagements de lui-même, ce qui est positif.
L’ADLC est en pointe sur ces sujets du numérique et des algorithmes, la France a développé une réelle expertise en la matière.
Sur la décision en elle-même, le secteur des technologies évolue en permanence. La question est donc de savoir si les engagements proposés et acceptés pourront être tenus dans un monde numérique en constante transformation. Surtout que les engagements en cause sont assez complexes.
-
Pour finir, est-ce que vous êtes plutôt de la doctrine « big is beautiful » ou de la doctrine « small is beautiful » ?
​
Je suis de la doctrine « I love my clients ». Je suis pour la concurrence, mais surtout pour des procédures raisonnées.
Interview par Alexia MONTVERNAY et Alex NICOLLET
Le marché ne peut fonctionner sainement sans un droit qui assure la pérennité des effets bénéfiques de la concurrence (prix bas, qualité, disponibilité des produits, mais aussi protection des entreprises face aux pratiques déloyales). La sanction des pratiques anticoncurrentielles est donc une étape importante dans la protection du marché, en permettant de dissuader les opérateurs de s’adonner à des pratiques néfastes. Dans un objectif de convergence des règles de sanction au sein de l’Union Européenne, l’autorité française de la concurrence a donc récemment modifié la procédure relative à la méthode de détermination de ces sanctions.
I – Une mise à jour imposée par l’harmonisation des règles européennes
​
L’Union Européenne a à cœur d’harmoniser les règles du droit de la concurrence. Des directives et règlements sont donc nécessaires afin de faire converger les règles applicables au niveau mondial et homogénéiser la mise en œuvre des sanctions par les différentes autorités. Dans cet objectif, le législateur européen a récemment transposé la directive ECN+ du 11 décembre 2018[14], qui a, entre autres, pour effet d’harmoniser les règles du droit de la concurrence au sein de l’UE, notamment en matière de sanctions prises par les autorités de la concurrence des différents pays, qui doivent désormais prendre en compte la durée et la gravité des pratiques évaluées afin de prononcer des sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives »[15].
Le dernier communiqué de l’autorité française de la concurrence relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires datait du 16 mai 2011[16]. Les nouvelles dispositions européennes étaient donc l’occasion d’actualiser cette méthode afin de prendre en compte les exigences européennes, mais également l’évolution de la pratique et de la jurisprudence. Un nouveau communiqué de procédure sur les sanctions a alors été publié le 30 juillet 2021[17].
II – Rappel des textes légaux
Avant de présenter sa méthode de détermination des sanctions, l’Autorité rappelle des textes importants, qui encadrent non seulement le pouvoir de prononcer des sanctions, mais également le montant de ces dernières. Premièrement, l’article L.464-2 du code de commerce et l’article 5 du règlement n°1/2003 habilitent l’Autorité de la concurrence à infliger des sanctions pécuniaires aux entreprises, associations d’entreprises et groupes qui se livrent à des pratiques anticoncurrentielles.
En ce qui concerne le montant de ces sanctions, c’est le deuxième alinéa du I de l’article L.464-2 du Code de commerce qui s’applique. Il dispose que ces sanctions prennent en compte la gravité, la durée de l’infraction, de la situation de l’opérateur qui s’y livre, mais également de la réitération de ces pratiques. Il évoque également le caractère individuel et motivé de la sanction.
Enfin, le 6ème alinéa évoque le montant maximum de la sanction, qui est de « 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre » pour une entreprise ou une association d’entreprises.
C’est donc avec ces textes que doit composer l’Autorité de la concurrence afin d’évaluer les sanctions à prononcer à l’encontre des opérateurs qui se rendent coupables de pratiques anticoncurrentielles.
III – Rappel de l’utilité et des objectifs de la sanction prononcée en cas de pratique anticoncurrentielle
L’Autorité de la concurrence rappelle également l’importance de ces sanctions. Ces dernières jouent un rôle primordial au regard de l’intérêt général. L’autorité évoque un double objectif de rétablissement et de préservation de l’ordre public. D’une part, en punissant les opérateurs économiques qui se livrent à des pratiques prohibées, la sanction permet de restaurer le jeu de la concurrence. D’autre part, les sanctions dissuadent non seulement l’opérateur fautif, mais également les autres entreprises de s’adonner à de telles pratiques, ce qui préserve l’ordre public.
Enfin, la motivation des sanctions permet d’accroitre la transparence, ainsi que l’information du public et, in fine, la connaissance du droit de la concurrence. C’est d’ailleurs dans cette optique de transparence que l’Autorité publie ce communiqué, ce qui participe de la sécurité juridique en permettant aux entreprises de connaitre la méthode qu’appliquera l’Autorité pour les sanctionner en cas de non-respect des règles de concurrence.
​
​
IV – Les étapes à suivre pour déterminer le montant de la sanction à prononcer
Étape 1 : La fixation du montant de base de la sanction
L’Autorité détermine tout d’abord un montant de base pour la sanction. Ce montant dépend de la valeur des ventes permises par l’infraction, corrigée en fonction de la gravité, ainsi que de la durée de celle-ci.
​
-
Gravité
Afin d’apprécier la gravité des faits de l’espèce, l’Autorité peut notamment prendre en compte la nature des infractions, les faits, les activités et le secteur concerné, la nature des personnes susceptibles d’être affectées, ainsi que toutes les caractéristiques propres à l’infraction.
​
-
Durée
S’inspirant de la directive ECN+ et de sa transposition en droit français, l’Autorité de la concurrence fait de la durée de l’infraction un élément déterminant de la sanction. En clair, le montant de base déterminé en fonction de la valeur des ventes est multiplié par le nombre d’années pleines (ou au prorata temporis pour les années incomplètes) durant lesquelles les pratiques ont été mises en œuvre.
Notons toutefois que si l’entreprise refuse de communiquer à l’ADLC les éléments lui permettant de calculer la valeur des ventes, alors la sanction se basera sur les chiffres dont l’Autorité dispose, comme le chiffre d’affaires, ce qui est défavorable pour l’intéressé. Également, lorsque la valeur des ventes ne constitue pas une base reflétant les gains permis par l’infraction, l’Autorité peut choisir de prendre en compte des éléments plus fiables. C’est le cas des ventes sur les marchés biface et marchés connexes.
Étape 2 : L’individualisation du montant de la sanction
Cette étape permet à l’Autorité de tenir compte des spécificités de chaque cas d’espèce qui se présente à elle, c’est-à-dire de la situation de chaque entreprise impliquée dans une pratique anticoncurrentielle. Pour ce faire, le montant déterminé au terme de l’étape 1 est ajusté en fonction de plusieurs éléments :
-
Les circonstances atténuantes (mettre fin à l’infraction dès l’intervention de l’Autorité, adopter un comportement concurrentiel perturbant le fonctionnement de la pratique, participer à la pratique de manière contrainte, coopérer avec l’Autorité, etc.)
-
Les circonstances aggravantes (jouer un rôle important dans la mise en œuvre de la pratique, contraindre d’autres opérateurs à participer, etc.)
-
Les autres éléments d’individualisation : l’Autorité peut diminuer le montant de la sanction si l’entreprise présente des difficultés financières ou si elle exerce l’essentiel de son acticité dans le secteur concerné par la pratique en cause ; elle peut l’augmenter en présence d’un acteur économique de taille importante ou si le groupe auquel elle appartient dispose d’une telle taille ; elle peut encore l’augmenter si l’entreprise a retiré de l’infraction des gains illicites.
-
La réitération : Il s’agit d’une circonstance aggravante évaluée individuellement, car la réitération signifie que la précédente sanction n’a pas joué son rôle dissuasif. L’Autorité prend alors en compte quatre éléments : une précédente décision prise au niveau national ou européen constatant la présence de pratiques de même nature ; une pratique identique ou similaire à cette dernière ; une décision ayant acquis un caractère définitif à la date à laquelle l’Autorité statue ; et un délai entre les deux pratiques inférieur à 15 années.
Étape 3 : Les ajustements finaux
Le montant obtenu à l’issue de la deuxième étape de cette procédure doit, ici encore, être ajusté afin de prendre en compte des éléments tant factuels que légaux.
Parmi les éléments légaux, il est évident que le maximum légal, évoqué précédemment, ne doit pas être dépassé par le montant de la sanction, même après les ajustements opérés. Si tel est le cas, le montant est ramené au maximum légal. Également, une procédure de clémence prévue au IV de l’article L.464-2 du Code de commerce permet à une entreprise coupable de pratiques anticoncurrentielles d’être exonérée totalement ou partiellement en cas de coopération et de délation.
Enfin, un dernier élément factuel peut permettre d’ajuster le montant de la sanction : la capacité contributive de l’entreprise. Si une entreprise apporte la preuve que des difficultés financières particulières l’affectent individuellement (c’est-à-dire sans que ces difficultés soient liées à son secteur d’activité), alors elle peut demander à l’Autorité de la concurrence une réduction du montant final de la sanction.
​
Cette procédure d’évaluation du montant de la sanction est une aide précieuse permettant de mieux comprendre la fixation de ce montant. Les sanctions sont alors plus transparentes. La casuistique induite par cette méthode permet de s’adapter à chaque situation et chaque pratique, parce que si des pratiques anticoncurrentielles peuvent relever des mêmes qualifications, elles correspondent bien souvent à des réalités hétérogènes et bien distinctes.
Clara CAMPAGNE
[14] Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur
[15] Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur. Dite Directive ECN+
[16] Communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires
[17] Communiqué de l’Autorité de la concurrence relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires du 30 juillet 2021
La procédure de sanction des pratiques anticoncurrentielles : une mise à jour importante par l’Autorité de la concurrence
L’attaque des GAFAM : A Wind of Change
La dernière action intentée à l’encontre de Google fût un succès. Le 7 juin 2021, l’Autorité de la concurrence condamna Google à 220 millions d’euros d’amende pour abus de position dominante (articles 102 du TFUE et L.420-2 du Code de commerce). A ce sujet, voir l’article[18] à paraitre dans la même édition de ce journal, écrit par Alex NICOLLET.
En parallèle, un courant interventionniste semble également influencer les autorités américaines de concurrence.
Néanmoins, avant de s’y intéresser plus en profondeur, il convient de faire état des différents courants de pensée influençant le droit de la concurrence. Ceux-ci constituent sa richesse et permettent de mieux appréhender la multiplication des actions contre les GAFAM des deux côtés de l’Atlantique.
Premièrement, que sont les GAFAM ? Nous allons survoler cette question étant donné que, fidèles à leur description, les GAFAM sont omniprésents. GAFAM désigne les géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Ils dominent le marché du numérique et sont parfois nommés les Big Five, ou encore « The Five ».
Ensuite, pourquoi les plaintes déposées aux États-Unis d’Amérique sont-elles remarquables ? Tout simplement à cause du clivage historique entre les politiques américaines et européennes de concurrence. Sommairement, deux grands courants de pensées s’affrontent : « Big is beautiful » versus « Small is beautiful ». Il n’y a aucun doute, on comprend que la première expression désigne la politique Américaine.
En ce qui concerne l’Europe, sa spécificité est d’avoir créé un tout autre courant de pensée (l’école de Bruxelles). L’idée étant de ne pas uniquement faire du profit, à l’instar de ce que nous disait Milton Friedmann, mais de tenter d’« atteindre la pleine intégration du marché intérieur »[19]. Nous avons donc deux courants de pensée aux antipodes l’un de l’autre : l’Europe prônant un fort interventionnisme et préférant le marché « régulé » pour favoriser les petits commerçants, et les USA souhaitant limiter l’interventionnisme et préférant l’autorégulation du marché.
​
Nous avons ainsi expliqué les tenants et les aboutissants des politiques de concurrence. Nous pouvons maintenant rendre compte de ce qu’il se passe aux États-Unis et à travers le monde. Depuis plusieurs années déjà, les autorités de concurrence françaises et européennes sanctionnent les GAFAM pour abus de position dominante ou pour des actes déloyaux liés à la position de force de ces entreprises. Pour prendre l’exemple de Google, en Europe il est condamné très régulièrement pour différentes actions jugées comme portant atteinte au marché : Google shopping[20], ou bien encore Google Android[21], Google Ads[22]… Google n’est pas le seul à être sanctionné : La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a sanctionné Amazon en 2017 en raison de la présence de clauses abusives dans ses contrats. S’agissant de Facebook, on peut citer la Délibération SAN-2017-006 du 27 avril 2017, à la suite de laquelle la CNIL sanctionne Facebook pour non-respect de la loi de protection des données. L’Autorité de la concurrence française s’est ensuite autosaisie, afin d’investiguer sur « [l’] équilibre concurrentiel fragile »[23]. En effet, l’ADLC a relevé ce qu’elle qualifie de « pratiques [qui se] présentent comme des stratégies de couplages ou de ventes liées, de prix bas et d’exclusivités », mais également d’« utilisation par effet de levier de positions prépondérantes sur certains marchés de services pour se développer sur d’autres marchés. ».
​
​
En un mot, l’Europe voit défiler les sanctions contre les GAFAM. Mais, elle n’est désormais plus seule. En effet, les Etats-Unis, qui jusqu’à maintenant avaient laissé le marché s’autoréguler, ont emboité le pas des européens. Les plaintes se succèdent dans le pays de l’Oncle Sam et de Lina Khan. Le DOJ (Department of Justice) a porté plainte contre Google pour abus de position dominante[24], la FTC (Federal Trade Commission) a porté plainte (à nouveau) contre Facebook pour violation des lois antitrust[25], et va également lancer une enquête contre Amazon suite à l’achat de MGM. En outre, le Congrès américain a demandé à la FTC d’enquêter sur Apple au sujet du monopole et des restrictions de réparations qu’il impose...
Il est donc là, le « Wind of Change » qui symbolise la chute du mur entre le gouvernement américain et l’interventionnisme sur le terrain de l’antitrust. Ceci est peut-être dû au changement de couleur du gouvernement, ou bien encore la montée en puissance des opposants aux monopoles comme Lina Khan, ou bien encore au ras-le-bol des petits écrasés par les grands. Nous pouvons noter que la tendance a commencé il y a très peu de temps. A titre d’exemple, Donald Trump a décidé lors de son mandat de s’attaquer aux GAFAM et d’appliquer strictement les lois antitrust, contrairement à la politique beaucoup plus souple d’Obama. Dans cette optique, le 1er octobre 2020, Trump signa le « Antitrust Criminal Penalty Enhancement And Reform Permanent Extension Act » dont l’objectif est de favoriser la répression des comportements contraires au libre jeu de la concurrence[26].
Le Président Biden s’apprête également à porter un coup aux géants des marchés. Il a en effet nommé Jonathan Kanter au sommet de la direction antitrust du DOJ. Ce dernier est un éminent avocat spécialisé dans l’antitrust et qui a passé des années à s’attaquer aux entreprises du type de Google et Facebook.
Nous pouvons donc constater que les choses semblent évoluer dans le sens d’une plus grande intervention étatique au profit d’un renforcement de la libre concurrence. Cependant, nous pouvons nous demander si les États-Unis continueront dans cette voie et iront jusqu’à démanteler des GAFAM comme le demandent certains acteurs politiques et juridiques. Seule l’observation des évènements à venir pourra nous le dire avec certitude.
Sigrid SOETAERT
​
[18] A la Une en droit des affaires, P.1 (Aut. conc., déc. n° 21-D-11, 7 juin 2021 relative à des pratiques mises En œuvre dans le secteur de la publicité sur Internet)
[19] J.-C. RODA, Droit de la Concurrence, 1e ed. Dalloz, 2019, p.24
[20] Comm. UE. 27 juin 2017, aff AT.39740
[21] Com. UE. 18 juil. 2018, aff. AT.40099
[22] Aut. Conc. n°19-D-26 du 19 déc 2019
L’analyse concurrentielle en droit européen repose traditionnellement sur l’existence du marché pertinent. L’essor du digital et des nouvelles technologies a toutefois fait apparaitre des marchés particuliers, souvent basés sur des services publicitaires dépendants des services principaux fournis par les plateformes et services de télécommunication. Les outils juridiques traditionnels doivent alors être adaptés, afin d’appréhender au mieux ces innovations.
​
​
I – L’importance de la notion de marché pertinent
L’un des pans de la politique européenne de concurrence est la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, ce que l’on appelle le grand droit de la concurrence. Dans une optique de protection du bien-être des consommateurs, les juges européens sanctionnent toutes les pratiques qui ont pour objet ou pour effet de soustraire une entreprise au jeu de la concurrence (entente, abus de position dominante ou concentration causant une hausse des prix, une baisse de la qualité et de la disponibilité des produits ou services, ou encore une situation quasi-monopolistique).
La caractérisation de telles pratiques n’est pas une mince affaire. Outre le fait que leurs effets relèvent bien souvent davantage de l’économie que du droit, le jeu de la concurrence nécessite que l’on définisse le secteur en cause, c’est-à-dire le terrain sur lequel l’entreprise soupçonnée d’enfreindre les règles du jeu intervient. Sans cette référence, il est impossible de déterminer la puissance commerciale de ladite entreprise.
Les juges européens ont alors recours à une notion très utile en droit de la concurrence : le marché pertinent. Cette dernière n’est pas définie en droit français, mais les autorités françaises ont recours à une définition similaire à celle donnée au niveau européen. La Commission Européenne a défini cette notion dans une communication du 9 décembre 1997 (JOCE n° C 372). Pour elle, le marché pertinent dépend de deux dimensions : le produit et la géographie. La première est liée à la notion de substitution en regroupant « tous les produits et/ou services que le consommateur considère comme interchangeables ou substituables en raison de leurs caractéristiques, de leur prix et de l'usage auquel ils sont destinés ». La seconde permet de délimiter la zone géographique à prendre en compte pour apprécier le marché. Il doit s’agir d’une zone dans laquelle « les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes et qui peut être distingué de zones géographiques voisines parce que, en particulier, les conditions de concurrence y diffèrent de manière appréciable ».
II – Le marché pertinent, une notion à parfaire face à l’émergence des marchés biface
Cette notion, si elle reste très utile, n’est pas toujours adaptée à l’émergence de nouveaux produits et services, notamment fournis par les plateformes, les médias financés par la publicité, les entreprises de télécommunication, etc. Bien souvent, ces services sont fournis sur des marchés biface, un concept dont l’étude a pris une certaine ampleur grâce aux travaux de Jean TIROLE. Ceux-ci sont basés sur l’existence d’effets de réseau et, surtout, de deux types de clientèles. C’est l’exemple d’un journal qui vendrait (ou offrirait) du contenu à ses lecteurs d’un côté et, de l’autre, mettrait un espace publicitaire à la disposition des annonceurs. Ce système est très répandu et très utilisé par les GAFAM, ce qui participe de sa complexité. Les journaux en ligne ne sont pas les seuls à opérer dans des marchés bifaces. Par exemple, Facebook et Google y ont beaucoup recours afin de pouvoir rendre certains services gratuits. A la différence des marchés connexes, les deux faces d’un marché biface ne concernent pas la même clientèle. D’un côté, les utilisateurs de la plateforme utilisent un service, bien souvent gratuitement, et de l’autre, les annonceurs paient pour bénéficier d’un espace de publicité. Les deux produits ne sont pas liés dans le sens où l’utilisateur du service n’est pas la cible du marché publicitaire (même s’il est la cible de la publicité elle-même). Les deux notions ne doivent donc pas être confondues. Un marché est connexe à un autre lorsqu’il se situe en amont ou en aval de ce dernier. Autrement dit, les produits ou services offerts sur des marchés connexes sont liés ou appartiennent au même secteur d’activité, ce qui n’est pas le cas des marchés bifaces qui n’ont pas la même cible.
Pour en revenir aux marchés bifaces, ils apparaissent distincts au premier abord. Toutefois, le prix et la disponibilité des deux marchés sont liés. S’il y a peu d’utilisateurs, les espaces publicitaires n’ont que très peu de valeur, donc le prix est bas. A l’inverse, si peu d’annonceurs acceptent cet espace de publicité, le prix sera plus élevé pour les lecteurs, car le journal ne sera pas financé par la publicité.
​
Une telle dynamique ne peut que difficilement être appréhendée par la notion de marché pertinent et les outils traditionnels d’analyse de la concurrence. En effet, ces deux marchés ne sont pas totalement distincts, ils sont interdépendants, parce que « l'utilité d'un côté du marché dépend du nombre de participants de l'autre côté du marché, nombre qui dépend lui-même des décisions de prix de la plate-forme »[27]. Ils ne forment toutefois pas un seul et même marché, parce que les services proposés de chaque côté ne sont pas substituables et pas réellement comparables. Le service fourni aux utilisateurs de la plateforme est bien souvent gratuit, tandis que l’espace de publicité offert aux annonceurs est payant. Également, les clients d’un côté du système ne considèrent pas le service comme interchangeable avec celui fourni sur l’autre face. Leurs caractéristiques, leurs prix et l’usage auquel ils sont destinés ne sont pas les mêmes. Or, si l’on reprend la définition du marché pertinent donnée par la Commission Européenne, celle-ci exige un certain degré de substituabilité entre les produits vendus sur ce dernier. Ainsi, nous observons que les deux faces d’un marché biface ne sont pas substituables, donc ne forment pas un unique marché pertinent. Pourtant, ils sont tout de même très liés entre eux en ce que la vente de l’un est nécessaire au succès de l’autre. Ils ne peuvent donc pas non plus être observés indépendamment l’un de l’autre.
L’analyse concurrentielle de telles structures ne doit donc pas reposer uniquement sur la recherche d’un marché de produit, ni d’un marché géographique (qui n’a d’ailleurs plus réellement de frontières dans le cas des plateformes digitales). Comme le suggère David EVANS, il est nécessaire de prendre en compte les liens entre les deux côtés et la complexité des relations entre les groupes de clients[28].
Des solutions ont été proposées afin de pallier les défauts de cette notion centrale (comme le test du monopoleur hypothétique, par exemple) mais s’avèrent insuffisantes. La notion de marché pertinent est donc aujourd’hui le meilleur outil, mais il n’est pas le plus adapté aux innovations actuelles. Face aux marchés biface, la solution semble être de ne pas rester cantonné aux outils traditionnels, mais de s’en éloigner afin de comprendre et appréhender au mieux le fonctionnement de ces marchés particuliers.
Clara CAMPAGNE
​
[23] Communiqué de presse de l’Autorité de la concurrence sur l’avis Avis 18-A-03 du 06 mars 2018 portant sur l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet
[24] Case 1:20-cv-03010
[25] Case 1:20-cv-03590-JEB
[26] The purpose of this Act, and the amendments made by this Act, is to strengthen public and private antitrust enforcement by providing incentives for antitrust violators to cooperate fully with government prosecutors and private litigants through the repeal of the sunset provision of the Antitrust Criminal Penalty Enhancement and Reform Act of 2004 (Sec 2. (b) of the Antitrust Criminal Penalty Enhancement and Reform Permanent Extension Act)
[27] C. PRIETO, JCl. Europe Traité, Fasc. 1410.
[28] D. Evans, Compte rendu des discussions, OCDE, Policy roundtables, Two-sided markets : DAF/COMP (2009), 20, p. 233
Les marchés biface : les outils traditionnels d’analyse concurrentielle à l’épreuve des nouvelles technologies